Alors que dans la rue, trois millions de personnes manifestent, criant haut et fort leur colère, sur nos plateaux feutrés de télévision, l’ambiance est mondaine.
A l’heure du déjeuner, les convives sur le plateau sont le Président de la République, et deux journalistes, l’un pour France Télévisions, l’autre pour Tf1.
Des huîtres, de la soupe. Et pour le dessert, vous prendrez bien un peu de flan ?
Mercredi 22 mars. L’entrée : deux huîtres sur un plateau.
Interviewer le président de la République requiert, nous l’admettons volontiers, une certaine déférence. Un certain tact. Ce qui ne veut pas dire que le journaliste doit se planquer dans sa coquille, et devenir, d’un coup de blush, invertébré. Une huître sans même un zeste de citron pour réveiller les pupilles.
Ainsi mercredi dernier, pendant 35 minutes, 11 millions de téléspectateurs ont pu assister à une allocution présidentielle ponctuée de questions non pas journalistiques mais simplement oratoires. Question de rythme. Le journalisme politique à mille lieues sous les mers.
Il y aurait eu pourtant fort à dire. « Quand les Etats-Unis ont vécu ce qu’ils ont vécu au Capitole, quand le Brésil a vécu ce qu’il a vécu, on ne peut accepter ni les factieux, ni les factions. » Comparer les manifestants à des putschistes aurait mérité qu’on s’y attarde un peu. Ben non.
Le journaliste en plateau ose tout de même une incartade au protocole, il ose, oui ! Interroger le Président sur sa petite phrase qui a fait grand bruit : « La foule n’a pas de légitimité ». Emmanuel Macron déroule son argumentaire, tapis rouge. Ne lui sera opposé aucune notion de droit constitutionnel, aucun concept de sociologie politique. Juste des « ouais, oui, oui, hum » qui ne font que moyennement avancer le débat. Le quoi ? Heu le discours.
Et ça continue. « Jamais les smicards n’ont vu leur pouvoir d’achat autant augmenter » Pardon ? Et l’inflation on l’oublie ? Oui, allez, on l’oublie. « Pourquoi les Français ne perçoivent pas les réussites que vous énumérez ? » Pour nos journalistes, les « gens » n’ont pas bien compris sans doute.
Plus tard encore « Je regrette qu’aucune force syndicale n’ait proposé un compromis ». Heu ? L’intersyndicale n’a jamais été reçue à l’Elysée, la CFDT a proposé dès 2019 un système universel de retraites. Là encore, silence des profondeurs.
Plutôt que d’interviewer le président sur les violences policières, dénoncées par Reporters sans frontière, Amnesty International, la Commissaire aux Droits de l’Homme du Conseil de l’Europe, la journaliste en plateau, elle, préfère demander « A quand un retour à la normale, un retour à l’ordre ? » C’est vrai quoi, les manifestants sont des factieux, des fainéants qui doivent retrouver le goût au travail et qui n’ont pas compris le sens de la réforme. Il faut les remettre dans le rang. Et nos journalistes ont l’air d’être là pour ça.
Jeudi 23 mars : la soupe
Quand on est journaliste, être un mollusque, ne pas avoir l’esprit critique est une chose, c’est lénifiant, c’est dommage mais au fond, rien de trop répréhensible. Au moins pourraient-ils étudier leurs dossiers avant une interview, passer quelques coups de fils salutaires, retrouver le sens de leur travail quoi, mais ils sont français eux aussi après tout.
Servir la soupe c’est autre chose.
Surtout si l’on est Éditorialiste politique à France 2.
Quand, emportée dans un élan lyrique sur le plateau de l’émission L’Evènement, cette journaliste « analyste en chef » du fait politique pour France Télévisions, assène vendredi dernier, quelques trémolos dans la voix, que « Macron réussit, il est jeune, diplômé, il est riche il a pas … (on ne saura jamais) …. Ça peut énerver les gens » Là on franchit un cap. Elle amène toute une profession au fond de la marmite.
Cette sortie fait le buzz sur les réseaux sociaux. Et pour cause. Alors que le fossé se creuse depuis la crise des gilets jaunes entre les médias de service public et le peuple (et non pas la foule), notre « spécialiste en chef » prend sa louche d’argent et bêche. Au nom de qui ? Certainement pas au nom des journalistes de France 2 et France 3 qui vont, eux, sur le terrain. Et qui rencontrent non seulement des patrons de PME, ou des restaurateurs, mais aussi une bonne pelletée de Français. Non pas des gens jaloux mais des citoyens majoritairement ulcérés – par les inégalités, par la réforme des retraites, par l’exercice solitaire du pouvoir, par l’avenir de la planète.
Pourtant c’est elle que l’on voit, c’est elle qui présente, qui est « experte », et qui analyse. Mais ce sont tous les autres, les journalistes de terrain des rédactions de FTV, qui dégustent.
Mardi 28 mars : Un peu de flan ?
Dire ou laisser dire que les manifestants, une bonne partie de nos téléspectateurs en fait, sont des ignares, des jaloux, des sots, des bêtes mues par la violence, ce n’est pas faire honneur à notre mission de service public, de service auprès du public, de média populaire.
Si le gouvernement détient de facto le monopole de la violence légitime, France Télévisions n’a pas celui de la parole légitime. Nous avons un devoir de probité, d’honnêteté, et plus important encore en cette période d’autoritarisme ambiant : de critique. C’est de la critique que naît le débat. Le débat contradictoire, le débat démocratique.
Vous là-haut dans la soupière, ou vous en bas dans votre coquille n’oubliez pas une chose : ce sont les journalistes de terrain qui subiront ensuite les insultes, les quolibets, la défiance quand ils iront tourner dans les cortèges partout en France. Quel accueil auront-ils ? De quelle crédibilité seront-ils crédités ? N’auront-ils d’autre choix que de dire : notre indépendance c’est du flan ?