Oui, Madame la Présidente, les médias publics sont un bien commun… !
Madame la Présidente, nous avons lu avec beaucoup d’attention hier matin la longue interview que vous avez accordée à nos confrères du Figaro. Cette tribune nous offre l’occasion de vous dire que nous partageons avec vous l’ambition d’être utiles à tous nos concitoyens, que nous considérons nous aussi l’audiovisuel public comme un outil démocratique inestimable qu’il faut défendre avec vigueur dans une période troublée. Comme vous, nous assistons avec inquiétude à la montée de discours politiques et de candidats de plus en plus ouvertement hostiles, par principe, aux médias publics. Et pourtant, il n’y a pas que le populisme qui nous inquiète.
Dans les coulisses de nos antennes, nombreux sont les salariés qui font face à une menace bien plus tangible et bien plus immédiate que la montée des discours de haine… Pour eux, le problème le plus immédiat n’est pas la montée du populisme, mais la poursuite du productivisme.
Chacun autour de cette table et dans l’entreprise partage l’ambition d’en faire plus, de s’adapter pour mieux épouser les nouveaux usages de nos téléspectateurs… Mais chacun se demande à cette heure avec angoisse si les moyens adossés à ces objectifs seront enfin au rendez-vous l’année prochaine, ou si 2022 sera seulement une saison de plus de la mauvaise série télévisée “En faire toujours plus avec toujours moins” qui dure depuis bien longtemps. Beaucoup d’entre nous, tout dernièrement la société des journalistes de France 2 et la rédaction de France info, vous l’ont fait savoir directement. Au jeu des injonctions contradictoires, plus de qualité, mais moins de bras, plus d’expertise dans les sujets, mais avec moins de temps pour les mettre en forme, 2021 a déjà été pour la plupart des salariés du groupe la saison de trop.
En donner toujours plus, c’est l’injonction faite aux salariés, mais ce n’est plus le mot d’ordre de l’Etat actionnaire ! Dans ce contexte, comment prendre au sérieux l’objectif que vous affichez de concurrencer les plateformes américaines, s’il n’est pas assorti de nouvelles recettes ? Fait absurde et unique en Europe, le quinquennat qui s’achève bientôt a été marqué par une baisse de notre redevance. Au vu de ces circonstances inquiétantes, il faudrait presque se réjouir que, covid oblige, la réforme de la redevance n’ait pas eu lieu : peut-être aurait-elle donné lieu, elle aussi, à une réduction de nos moyens. Ceux que vous souhaiteriez pouvoir concurrencer n’ont pas hésité, durant cette période difficile pour les Français comme pour les salariés de l’audiovisuel public, à augmenter considérablement le montant de leurs droits d’abonnement… A tel point que la “redevance” privée que perçoit désormais netflix de ses abonnés est désormais 50 euros plus élevée que notre propre redevance.
Les experts-comptables, les commissaires aux comptes, mis au service des mots d’ordres austéritaires d’un Etat actionnaire qui en exige toujours plus sans prendre la peine de provisionner les moyens de ses nouvelles missions, peuvent s’avérer aussi toxiques pour nous que les populismes de tous bords…
Comment ce rabougrissement budgétaire que nous subissons peut-il encore avoir cours sans faire l’objet, au sommet de notre entreprise, de protestations plus énergiques et de dénonciations publiques ?
Aux journalistes du figaro qui vous ont interrogée, vous avez, Madame la Présidente, précisé que la situation budgétaire du groupe était aujourd’hui satisfaisante. Mais à ceux de vos rédactions qui vous alertent, vous disent ne plus pouvoir endurer longtemps des conditions de travail qui se dégradent au gré des non-remplacements et de la réduction drastique des renforts de CDD, vous précisez en revanche que les économies vont se poursuivre malgré l’usure que chacun ressent.
Et votre directrice des ressources humaines d’enfoncer le clou en précisant devant la société des journalistes de France 2 que des optimisations sont encore possibles, à condition bien sûr, de tirer un meilleur parti de la force de travail des JRI en restrictions pour raisons de santé ou de ce qu’elle qualifie elle-même “d’armée mexicaine” de chefs. Ces propos sont indignes. Les JRI en restriction sont ceux dont la santé s’est dégradée du fait de leur activité professionnelle, et ils restent tous, malgré cela, pleinement mobilisés pour faire vivre quotidiennement l’information de service public. Quant à ces encadrants, dont vous estimez désormais qu’ils sont en surnombre, eux-mêmes sont le plus souvent en souffrance, contraints de recourir chaque jour au système D pour faire tourner leurs services anémiés, et trop souvent de se montrer maltraitants, faute de bras, avec l’ensemble de leurs collègues.
Plutôt que de reconnaître ses responsabilités dans la surcharge de travail que nous subissons depuis trop longtemps, nous ne voulons pas d’une direction qui botte en touche, ou désigne à la vindicte populaire une cible de confort, un voisin de bureau au dos bloqué, un chef qui fait son maximum pour tenir, tout en poursuivant contre toute évidence l’agenda d’austérité budgétaire que votre actionnaire vous impose. Nous attendons mieux que des victimes expiatoires pour faire diversion. Nous attendons que soit prise en compte l’augmentation déraisonnable de la charge de travail de chacun. La cohésion de nos services est à ce prix. N’encourageons pas les détestations réciproques et la dislocation des collectifs de travail ! Ce populisme, que nous dénonçons tous au dehors, ne le reproduisons pas dans notre entreprise.
Nous pouvons malgré tout, Madame la Présidente, nous entendre sur un dernier point : oui, les médias publics doivent être considérés comme des biens communs, utiles à tous. Mais s’ils sont des biens communs, alors ils appartiennent aussi pour partie à l’ensemble des salariés qui les font vivre. Des salariés qui espèrent pour 2022 plus d’écoute, plus de respect, et des moyens enfin revus à la hausse pour leur permettre de relever la tête.